Royal !
Ils découvrent des trésors près de chez vous, Diane Zorzi édition interenchères
Eure, Louviers, 2009
La malédiction du tombeau du roi Charles V
Le long de l’Eure, des lavoirs, des moulins et d’anciennes manufactures émaillent le paysage urbain de la ville de Louviers. La cité, saignée au gré des conflits, de la guerre de Cent ans à celle de 1939-1945, porte encore l’empreinte de son industrie drapière florissante qui fit au Moyen-Age la fierté de ses habitants. Ces heures fastueuses, la ville de Louviers allait bientôt les revivre, à quelques pas de l’église gothique Notre-Dame. Au printemps 2009, alors que sonnent les Vêpres, un homme surgit à l’Hôtel des ventes de la rue Pierre Mendès avec, sous le bras et enveloppé d’un drap blanc, un objet en marbre de Carrare pourvu d’une niche finement sculptée et surmontée d’une figure d’ecclésiastique décapité. Au seul toucher, le fragment émeut le commissaire-priseur. Le marbre, à la blancheur laiteuse, arbore un aspect poli d’une remarquable douceur. Pour Emmanuel Prunier, aucun doute, il tient entre ses mains un témoignage majeur de la sculpture funéraire du xive siècle.
Un fragment du tombeau royal ressurgit à Louviers
Le commissaire-priseur entreprend alors un périple sur les traces des tombeaux royaux et princiers. A Bourges, il fait halte à la cathédrale Saint-Etienne qui conserve dans sa crypte la sépulture du Duc de Berry, avant de s’orienter vers la ville de Dijon qui abrite, au sein du Musée des Beaux-Arts, les tombeaux de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur provenant de la Chartreuse de Champmol. Mais la comparaison stylistique entre les cénotaphes et son objet en marbre est peu concluante. Emmanuel Prunier poursuit néanmoins son voyage vers Paris. Le musée du Louvre renferme dans l’aile Richelieu des vestiges médiévaux exceptionnels. Une parcelle du tombeau de Charles VI retient l’attention du commissaire-priseur. Mais alors qu’il commence à énumérer les analogies stylistiques, son regard est happé par un autre fragment disposé un peu plus loin sur une plaque de marbre noire et orné d’une figure d’évêque, elle aussi décapitée. Il est attribué au sculpteur Jean de Liège et composait le tombeau du roi Charles V de l’abbatiale Saint-Denis. Le décor, la finesse d’exécution des ogives, la qualité du marbre, les dimensions… Tout concorde.
Encouragé par cette découverte, Emmanuel Prunier s’empresse de consulter des livres et archives relatifs aux créations artistiques qui fleurirent entre 1364 et 1380, durant le règne de ce roi bâtisseur. À son énigme, il trouve finalement la solution dans un catalogue dédié aux fastes du gothique sous Charles V. L’ouvrage, publié lors d’une exposition au Grand Palais en 1981, dévoile un dessin de François-Roger de Gaignières, conservé à la Bibliothèque nationale de France. Au cours du règne de Louis XIV, cet historiographe et antiquaire décida de dresser un inventaire du patrimoine écrit et monumental de la France au XVIIe siècle. Parmi les milliers de monuments dont il fit patiemment le relevé, il décrit avec précision le tombeau de Charles V. Son dessin dévoile les gisants[1] en marbre blanc de Charles V et de son épouse Jeanne de Bourbon, surmontés de dais finement ouvragés et flanqués de deux montants ornés de colonnettes et de niches qui abritent des ecclésiastiques et enfants de chœur. Sur l’une des arcades, le commissaire-priseur reconnaît son mystérieux fragment.
Des sépultures royales éventrées à la Révolution
Le 16 septembre 1380, peu avant midi, le premier chambellan Bureau de la Rivière accourt au bois de Vincennes où Charles V, dans son château de Beauté, s’apprête à rendre l’âme. Le conseiller et ami fidèle est aussi son exécuteur testamentaire. Il est chargé de s’assurer que les dernières volontés du souverain soient faites. Conformément à la tradition, la dépouille de Charles V est décomposée en trois parties intégrant, chacune, leur propre tombeau. Son cœur, en souvenir du duché de Normandie, est inhumé à la cathédrale de Rouen. Ses entrailles sont placées à l’abbaye de Maubuisson, pour qu’une partie de Charles V demeure auprès de la tombe de sa mère. Le corps, quant à lui, rejoint la basilique Saint-Denis, aux côtés de la dépouille de son épouse, Jeanne de Bourbon. Le roi pouvait reposer en paix.
Mais les sépultures sont frappées d’une malédiction. Au XVIIIe siècle, le tombeau de cœur n’est que ruine alors qu’il a été vandalisé au cours de la guerre opposant les Catholiques aux Protestants. Puis vient le tour du tombeau de Saint-Denis livré au vandalisme après le discours, resté célèbre, de Bertrand Barère de Vieuzac le 31 juillet 1793 devant la Convention. Pour célébrer la journée du 10 août qui avait abattu le trône, le rapporteur du Comité de salut public appelait les citoyens à détruire les mausolées fastueux de Saint-Denis qui, des rois, rappelaient « l’effrayant souvenir ».
Dès le 6 août, des tombeaux royaux sont éventrés, l’un après l’autre, à coups de marteau assourdissants, laissant exhaler avec eux une odeur fétide, inspirant l’effroi alentour. En octobre, les tombeaux de Charles V et Jeanne de Bourbon sont à leur tour vandalisés, tandis que leurs corps sont jetés dans la fosse commune. De la fastueuse sépulture de Saint-Denis, ne demeurent aujourd’hui que le gisant d’André Beauneveu[2] ainsi que trois fragments du décor sauvés des flammes iconoclastes par Alexandre Lenoir[3] et conservés au musée du Louvre et aux Arts décoratifs de Paris. En livrant au xviie siècle un dessin détaillé du monument funéraire, Roger de Gaignières a laissé à la postérité un précieux témoignage de l’apparat déployé par les Valois pour leurs sépultures.
Un trésor patrimonial convoité
La découverte d’un nouveau fragment du tombeau royal allait susciter naturellement l’effervescence dans le monde des médiévistes, mais Emmanuel Prunier s’attendait aussi à devoir répondre aux convoitises de l’Etat. Au même moment, le ministère de la Culture introduisait une action en revendication d’un fragment du jubé du xiiie siècle de la cathédrale de Chartres, détenu par un antiquaire, devant le Tribunal de Grande Instance de Paris. L’Etat s’appuyait sur un décret du 2 novembre 1789 de l’Assemblée Constituante qui prévoyait que les biens de l’Eglise soient mis à la disposition de la Nation. Ce même principe est exposé au commissaire-priseur de Louviers alors qu’il est convoqué au Louvre, après avoir effectué les formalités pour obtenir l’autorisation de sortie du territoire de sa sculpture.
Face aux quatre conservateurs, Emmanuel Prunier, nullement décontenancé, leur rappelle le décret de 1793 selon lequel l’Etat avait lui-même organisé l’abandon et la destruction des tombeaux royaux. Les représentants du Louvre font alors valoir le cas d’Alexandre Lenoir, suggérant que le fragment de Louviers ait pu être récolté par ce révolutionnaire éclairé pour rejoindre le musée national dont il fut le conservateur. Mais cette dernière hypothèse est à nouveau balayée par le commissaire-priseur qui affirme qu’aucun texte ne fait état de la présence du fragment dans l’inventaire de Lenoir. Emmanuel Prunier repart ainsi à Louviers avec le précieux trésor qui, parce qu’il avait été volontairement aliéné, appartenait désormais bien à celui qui l’avait trouvé. Son propriétaire pouvait ainsi se réjouir de l’avoir apporté pour expertise ce matin du printemps 2009. A dix jours de la vente, son curieux objet en marbre est estimé à plus de 300 000 euros.
De l’Hôtel des ventes de Louviers au musée du Louvre
S’il avait fait la demande d’autorisation de sortie de territoire, Emmanuel Prunier savait qu’elle lui serait certainement refusée et que le fragment de tombeau royal serait classé Trésor national. Trois jours avant la vente, il est ainsi convoqué une seconde fois au Louvre. La commission a voté à l’unanimité le classement. La sculpture est dotée d’un intérêt patrimonial majeur et sa découverte apporte un témoignage essentiel dans l’histoire des tombeaux royaux et de l’art funéraire français. Devant l’assistance, le 31 mai 2009, Emmanuel Prunier annonce aux acheteurs étrangers que l’objet de leurs convoitises, classé Trésor national, ne pourra quitter le territoire français. A leurs côtés, un représentant du Louvre assiste, discrètement, à la vente. Alors que le commissaire-priseur prononce une adjudication à 320 000 euros, le mystérieux spectateur se lève et annonce une préemption pour les musées de France. L’émouvant fragment de Louviers rejoint finalement l’aile Richelieu du Louvre, offrant un témoignage précieux propre à nourrir l’imagination de tout visiteur qui tenterait de reconstituer le tombeau maudit du roi Charles V le Sage.
Légende visuel
Fragment en marbre de Carrare ornée d’une figure d’évêque provenant du tombeau de Charles V et de Jeanne de Bourbon, issue de la chapelle Saint Jean Baptiste de l’abbaye de Saint-Denis. Tombeau démantelé à la Révolution par décret de la république en 1793. Cette niche sculptée de fenestrages est encadrée de colonnettes. Elément en fer de fixation. Attribuée à Jean de Liège ou à son atelier vers 1376. H. 63,5, L. 20, P. 5,5 cm. Ancienne collection Vauthier. Traces de mutilation et des traces de fixation en fer ou en plomb. Adjugé 384 000 euros (frais inclus) le 31 mai 2009 par Emmanuel Prunier à Louviers
[1] Un gisant est une statue funéraire représentant le défunt étendu.
[2] Sculpteur, originaire de Valenciennes, qui travailla au service de Charles V et de son frère le duc Jean de Berry. En 1364, il reçut de Charles V la commande de quatre tombeaux, dont le gisant de la basilique Saint-Denis.
[3] Le médiéviste français Alexandre Renoir s’interposa aux destructions des tombeaux décrétées par la Convention en 1793. Il parvient à mettre à l’abri des fragments de monuments funéraires qui composeront son musée des Monuments français, dont il devient le conservateur en 1794.